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Texte extrait de
"Récits de Kabylie" d'Emile Carrey dont
l'ouvrage complet est mis à disposition par le site
http://miages-djebels.org/.
Note : En dépit de son aspect colonialiste souvent irritant, l’intérêt majeur de "Récits de Kabylie" est la précision quasi cinématographique de ses descriptions qui permettent, notamment pour cette bataille, de ressentir les ambiances, les tensions et mesurer la violence poignante des combats. (
L. Ouar)
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Le 2e régiment de la légion étrangère monte à l'assaut à Ischeriden, le 24 juin 1857
Aquarelle de Pierre Bénigni (selon sources web) |
"Chapitre IV - III. Combat d'Ichériden.
- La 2e division, séparée en deux brigades, forte encore de près de 7,000 hommes, malgré les deux bataillons qu'elle laisse à Souk-el-Arba, quitte au point du jour les hauteurs d'Aboudid. Le général Bourbaki conduit l'avant-garde, composée de cinq bataillons ; le général Périgot guide l'arrière-garde, qui compte le même nombre de troupes. Des soldats du génie, armés de pioches et d'outils, de l'artillerie et des fusées, suivent les premières compagnies d'avant-garde. Le général de Mac Mahon commande les opérations ; le maréchal
(Randon), escorté de son état-major, vient en suivre l'ensemble.
Une lieue et quart environ sépare le camp d'Aboudid de la montagne d'Ichériden, occupée par l'ennemi.
Des pitons successifs escarpés, mais sans vallées profondes entre eux, joignent ces deux positions l'une à l'autre, comme par une longue lame de scie à dentelures inégales, qui règne ainsi jusqu'au Djurjura rocheux. Sur la droite de cette crête sont des ravins et des contreforts abrupts, qui vont tomber dans une vallée principale, formant fossé-ceinture autour du territoire des Beni-Yenni.
Trois ou quatre villages soumis des Beni-Raten couronnent ces contreforts. Plus loin, sur le sommet d'une longue crête boisée, les gros bourgs des Yenni apparaissent étalés par masses rouges, sous leurs mosquées à minarets blancs, qui ressemblent à des phares ; puis, à l'horizon, dominant tout, le grand Djurjura, clairsemé de filons de neige, profile ses hauts rochers grisâtres, arides et droits, comme une muraille immense. A gauche, s'étendent les montagnes des Beni-Raten, puis des Fraoucen, couronnées de villages amis.
Par quelques échappées soudaines, on découvre la vallée du Sébaou, avec ses moissons jaunes et
les filets d'eau de son fleuve à demi séché. Le long des flancs escarpés de la longue crête qui mène à l'ennemi, le génie a préparé la route sur un parcours de 1,500 mètres environ ; le reste du chemin ne se compose que de sentiers kabyles à peine frayés. Des figuiers ou des blés presque mûrs couvrent toutes les pentes que des pieds humains peuvent atteindre.
Partout ailleurs, sur les sommets aigus des pitons ou sur leurs flancs à pic, sur les crêtes inégales et rocheuses, qui les joignent, des buissons de lentisques croissent sans culture, rabougris et clairsemés, montant à peine à la hauteur des genoux ; quelques frênes de hasard dessinent ça et là dans l'air leurs troncs noueux aux verts feuillages.
Sur presque tous les pitons, en avant d'Ichériden, sur les flancs et les derrières de l'armée, des groupes de Kabyles, sans armes, épars, sont debout, dans une attitude de spectateurs, et suivent tous nos mouvements d'un regard attentif. Des soldats, des officiers à cheval, des mulets, chargés de canons ou de cacolets, encombrent la route et les flancs des pitons.
Puis, comme si la pleine paix régnait, comme si la guerre avec ses bruits, ses ravages, ses morts en espérance, ne passait pas sur la montagne, des alouettes matinales gazouillent dans l'air ; des cigognes blanches, au vol pacifique, sillonnent l'azur des cieux ; la brise, imprégnée des rosées de la nuit, passe par souffles attiédis ; le ciel est clair et pur, sans un nuage ; l'aube s'est faite, et déjà les rayons inclinés du soleil levant dorent de leurs feux les cimes du Djurjura et les mosquées des Beni-Yenni. La nature entière se réveille souriante.
En avant de la montagne d'Ichériden, à 12 ou 1,500 mètres de son village, est un plateau étroit et découvert, qui s'étend presque parallèlement aux positions occupées par les Berbers. C'est là que le général de Mac Mahon concentre ses troupes pour le combat et dispose son artillerie, afin de battre en brèche les retranchements ennemis.
Les canons et les obusiers, traînés par des chevaux, sont amenés sur le sommet du plateau. Les pièces de campagne et les fusées sont placées devant, un peu au-dessous, plus près des Kabyles ; un léger rideau de tirailleurs, étendu devant elles, les protège.
Le maréchal, le général de Mac Mahon et leurs états-majors sont autour des pièces, attendant que les artilleurs aient disposé leurs batteries. Les positions ennemies sont éloignées de 8 à 900 mètres à peine, de face, à même hauteur que le plateau de l'artillerie.
Par la limpidité africaine de l'atmosphère, on les découvre sans lorgnette, à pouvoir compter leurs défenseurs. La montagne d'Ichériden, occupée tout entière par eux, s'élève isolée, à pic. Sur son sommet aigu, les maisons entassées de son village sortent comme des pigeonniers à toits rougeâtres, d'un bosquet d'arbres et de verdure.
A quelques cents mètres plus bas, à mi-côte, on voit un retranchement formant sur la montagne une ceinture sinueuse et saillante; à droite, partant de ce premier ouvrage, descend en zigzag, par lignes brisées, un contrefort naturel, rocheux, saillant ainsi qu'une arête vive et fortifiée de bout en bout à l'aide de barricades de bois amoncelés. Cette arête retranchée se termine, sur la vallée, par une sorte de bastion naturel en retour, qui couronne l'abîme, ainsi que le parapet d'une terrasse. La double ligne de ces retranchements forme, sur la montagne, comme un grand compas ouvert on face de l'armée. A droite, à gauche, règnent des précipices presque inabordables.
Derrière ces remparts naturels et fortifiés, sur les premières déclivités de la montagne, autour du village, sous les arbres, partout, on distingue des Kabyles en burnous blancs ; leurs fusils arabes aux longs canons polis brillent aux rayons du soleil levant. Tous sont debout sur leurs barricades, prêts, à découvert ; aucun d'eux ne se dérange à l'arrivée de ce formidable appareil d'hommes, de canons et de chevaux, qui vient s'étaler en face de lui, préparant la mort ; mais aucun ne tire encore : le Kabyle est pauvre, la poudre est chère sur ses montagnes ; tous gardent leurs cartouches pour des coups plus sûrs.
Sentinelles vigilantes, veillant sur les créneaux de la terre natale, on dirait qu'ils attendent l'agression !
Cependant tout est prêt ; le général de Mac Mahon donne l'ordre d'ouvrir le feu : une fusée part comme signal, et aussitôt l'artillerie tonne. Ses coups se multiplient : le sifflement strident des fusées se mêle au bruit des canons et aux lointaines explosions des obus. On suit de l'oeil, dans les airs, les projectiles des obusiers rayés, qui traversent l'espace comme des balles noires. Mais les fusées répandent des flots de fumée : sillonnant l'air ainsi qu'un long serpent dont le corps se dissout en nuées blanches, elles vont comme affolées, tombant partout. Leurs fumées enveloppent d'un immense rideau la montagne et la vallée. Le général fait diminuer leur feu.
La brise du matin disperse le nuage qu'elles avaient formé : l'horizon redevient limpide. L'artillerie continue de tirer : quelques obus vont éclater bien loin de l'autre côté d'Ichériden, en répandant en l'air un léger flocon blanc. Sur la montagne ennemie, au-dessus, au-dessous des retranchements kabyles, les projectiles fouillent le sol, et, quelques secondes après, on voit s'élever de terre un volcan de poussière grise : puis un bruit d'explosion lointaine retentit autour des entassements noirâtres des barricades ennemies.
Entre ces retranchements et le village, quelques burnous passent et s'effacent rapidement derrière des plis du terrain. Deux ou trois Kabyles, à cheval, regagnent les hauteurs d'Ichériden et disparaissent sous les bosquets d'arbres. Toutes les barricades kabyles semblent abandonnées ; les silhouettes blanches de leurs défenseurs ont disparu.
Le général Mac Mahon, de l'ordre du maréchal, fait cesser le feu de l'artillerie, et ordonne au général Bourbaki de se lancer sur Ichériden avec ses bataillons, par le point le plus abordable. Le plateau occupé par l'artillerie et les troupes se relie à la montagne d'Ichériden par une crête longue de neuf cents mètres environ, profonde de trois ou quatre cents, à dos étroit, creusé, garni de pitons successifs, formant comme une chaîne mal tendue de vertèbres inégales, comme l'arête de toit d'une maison dont le centre s'écroule. De chaque côté de cette crête, part un ravin profond, encaissé entre deux contreforts abrupts et boisés. Ces contreforts descendent comme d'immenses murailles de soutènement, de la montagne d'Ichériden et du plateau de l'artillerie ; ravins et contreforts, les uns et les autres vont se perdre, à gauche, sur les vallées des Fraoucen, à droite, sur les vallées des Yenni.
La brigade Bourbaki, le 54e de ligne et le 2e de zouaves en tête, descend, comme une avalanche, toute la pente de celle longue courbe. L'artillerie a fait silence, et le bruit des clairons monte retentissant ; sous leurs fanfares enivrantes, les bataillons vont rapides, gravissant les pitons escarpés, glissant aux flancs de la montagne; troupes noirâtres et mouvantes dont les armes scintillent sous le soleil.
Au moment où ils descendent le dernier piton de l'arête, qui va rejoindre la montagne ennemie, quelques coups de feu partent de leurs rangs pressés ; mais les barricades kabyles restent muettes, comme des murs abandonnés : pas un burnous ne paraît, pas un bruit, pas une fumée de feu, ne sort de leurs créneaux impassibles.
A cent cinquante mètres environ, au bas de leurs retranchements, est une rampe étroite, couverte de buissons à son extrémité basse, dénudée presque partout ailleurs, jusqu'au pied des retranchements de droite. C'est par cette rampe que passe le chemin montant vers Ichériden. Mais elle est tout entière sous le feu des deux barricades kabyles, qui la commandent et l'entourent de leurs ouvrages crénelés. Les 2e de zouaves et 54e de ligne, protégés jusqu'alors par des plis de terrain, arrivent à découvert pour gravir cette rampe et enlever les retranchements placés entre elle et le village.
Aussitôt un long hurlement rauque, sinistre comme une clameur de mort, s'élève des barricades ennemies; une ceinture de fumées les enveloppe; elles tirent de partout. Vainement des rangs des nôtres des coups de feu répondent : tous ceux qui apparaissent en avant, sous le feu des barricades, tombent. Vainement on voit des zouaves se détacher isolés du gros des bataillons, se glisser comme des serpents entre les buissons, s'avancer courbés à fleur de terre, puis, se redressant, courir à découvert sur le retranchement de droite : tous ceux qui s'avancent ainsi, tombent ! Vainement on distingue quelques officiers, s'élançant en avant de leurs compagnies, le sabre en l'air ! ils tombent... Par deux fois on voit l'un d'eux tomber, se relever, retomber, se traîner encore, puis rester ! Le feu de l'ennemi roule toujours, sans trêve. En avant des buissons, sur la terre jaunâtre, on compte les cadavres.
Quelques minutes passent ainsi, longues comme des heures d'attente. Enfin, sur la gauche du groupe entassé des nôtres, on voit se détacher une troupe, qui, l'arme au bras, sous le feu, ses officiers à cheval en tête, marche pour tourner les remparts ennemis par leur droite. Aux uniformes, à l'allure ferme et disciplinée du vieux reître, on reconnaît la légion étrangère.
Les barricades kabyles comprennent le nouveau danger qui les menace, et font feu sur la légion de tous leurs fusils. Elle monte impassible ; ses chefs la font profiter de chaque pli de terrain, pour la défiler des lignes de feux ennemis ; en quelques minutes, elle arrive sur le flanc des retranchements, ses officiers en tête toujours, court dessus sans tirer qu'à peine, et s'y répand victorieuse, tuant tous les Kabyles qui ont osé l'attendre.
Le mouvement de la légion, sa bravoure silencieuse et disciplinée ont terrifié l'ennemi. Les défenseurs de l'arête barricadée de droite, se voient incessamment pris sans retraite possible entre la légion, qui envahit triomphante les barricades de gauche, et les troupes placées au-dessous d'eux ; leur feu diminue, on les aperçoit fuyant de tous côtés, et descendant précipitamment la montagne.
Les zouaves se jettent en masse sur les retranchements de droite, y arrivent en même temps que les premiers soldats de la légion, qui redescendent déjà, poursuivant les Kabyles. Puis, tous ensemble, remontant vers Ichériden, comme une marée, disparaissent sous les arbres du village. Du haut du plateau de l'artillerie, on voit des bandes de Kabyles fuyant du côté des Beni-Yenni, par le Iong contrefort qui borde la vallée de droite ; leurs silhouettes hâtées se dessinent blanches sur l'arête aiguë de la montagne ou sur le versant boisé,
qui fait face au plateau. Quelques coups de canon, tirés sur un de leurs groupes, n'atteignent que l'air ou les déclivités du contrefort, et bientôt les derniers fugitifs disparaissent derrière les arbres et les rochers de leurs ravins inextricables.
La lutte, cependant, semble se prolonger autour d'Ichériden : les coups de feu ne cessent pas ; le maréchal quitte à la hâte le plateau occupé par l'artillerie, traverse le champ du combat, puis les barricades ennemies. Sur cette crête étroite, et jusqu'au pied des ouvrages de défense, des morts, des blessés, sont semés sur la route. Quelques corps rigides, entr'aperçus sous les broussailles, annoncent des cadavres ; des blessés sont assis par terre de tous côtés. Ça et là un chirurgien, agenouillé devant un homme aux vêtements sanglants, coupe d'un scalpel hâté les lambeaux d'étoffe qui cachent la blessure. Mais tant qu'il y a combat, on ne voit pas les morts ! Les coups de feu retentissent toujours. Chacun se hâte vers le sommet de la montagne, vers le village, car moins on se bat, plus on veut savoir et voir.
Ichériden et les arbres qui l'entourent sont occupés par les nôtres : le général Mac Mahon et son état-major y sont établis, surveillant de là tout l'ensemble des opérations. Surpris, débordé sur ses barricades, l'ennemi n'a pas osé se retrancher dans son village, et s'est rejeté sur tous les versants de la montagne, prenant pour lignes principales de retraite les contreforts qui mènent à la vallée des Beni-Yenni, et surtout un chemin sinueux allant d'Ichériden à Aguemoun-Izen, le dernier des villages Raten occupé par les contingents.
Le 2e étrangers et les zouaves poursuivent une partie des fugitifs dans cette direction ; mais, sur les deux côtés de cette route et autour d'Ichériden, des Kabyles sont dispersés, acharnés de défense, tirant de partout, sur la route et sur le village. Leur foule, incessamment accrue, peut se jeter entre Ichériden et l'avant-garde Bourbaki ; le général Mac Mahon envoie l'ordre de la retraite.
Dans tous les ravins on découvre des ennemis embusqués derrière les arbres ou les rochers, échangeant un feu incessant avec les soldats, qui garnissent en tirailleurs le village et les figuiers du sommet de la montagne. On ne voit point l'effet des coups de fusil des nôtres, mais ça et là quelques-uns des coups de l'ennemi portent : un soldat, le fusil à l'épaule, cesse de tirer et, sanglant, un peu pâle, va chercher l'ambulance ; un autre, assis contre un arbre, impuissant à marcher, attend avec calme l'arrivée des mulets. Quelques balles bruissent à travers les feuilles des figuiers. Les bruits de la lutte, l'atmosphère imprégnée d'une senteur de poudre, la vue des blessés, font monter au cerveau des aspirations de combat !
Cependant la 2e brigade arrive à son tour sur la montagne d'Ichériden ; l'avant-garde de la 1re brigade se replie sur le village que le gros des troupes continue d'occuper et de défendre. Le maréchal et les généraux ont choisi le bivouac ; le génie vient, avec des outils, pour retrancher les grand'gardes ; les mulets commencent déjà le transport des blessés. Le combat continue toujours, mais le feu de l'ennemi devient moins vif et la 2e division reste maîtresse de toutes les positions dominantes. Le maréchal retourne à Souk-el-Arba, pour rejoindre la division Jusuf, qui doit être campée devant les montagnes des Beni-Yenni, à portée du feu de l'ennemi.
Le retour d'Ichériden est triste.
Sous leurs arbres, au pied de leur village, quelques cadavres kabyles, épars, solitaires, gisent étendus dans leurs burnous blancs. Ils ont le visage à découvert, les traits contractés, les dents serrées par la colère ou la mort ; de ses mains crispées, l'un d'eux, un vieillard, étreint encore son long fusil, son dernier espoir. Victimes patriotiques de leurs croyances et de leur nationalité, tombées sur le sol sacré de la patrie !
Mais la fièvre du combat n'est pas assez calmée, la lutte est trop présente, le sang de la patrie française coule trop chaud ! la pitié et la justice pour l'ennemi, ne sont pas encore revenues. Iniquité de nos passions humaines ! ces cadavres font presque joie. C'est un triomphe et c'est une vengeance.
Plus bas, les retranchements kabyles s'élèvent déserts ou déjà gardés par les nôtres ; malgré les issues que nos soldats ouvrent de tous côtés, les chevaux ont peine à traverser ces fossés tortueux surmontés de remparts de pierres, de terres, de portes, de poutres de maisons, de troncs et de branches d'arbres, amoncelés en barricades, enchevêtrés entre les rochers. L'aspect seul de ces retranchements révèle le nombre et l'acharnement de l'ennemi, l'énergie meurtrière de sa résistance.
Le fond des fossés est piétiné comme par une armée : des taches de sang noircissent ça et là le sol poudreux ; des débris de cartouches sont répandus partout. Des meurtrières inégales et nombreuses garnissent les remparts : c'est de là que chaque Kabyle, ayant vue sur toutes les parties de la montagne, choisissant l'ennemi, tirait à son aise, à couvert, à canons appuyés.
Au-dessous de ces retranchements, à quelques cents pas, les blessés, les mourants et les morts des nôtres encombrent la route. Sur le bord du chemin, des cadavres sanglants, étendus sur le dos, sont rangés côte à côte. A droite, à gauche, des mourants sont couchés, la figure déjà bleuie, les yeux vitreux, regardant sans rien voir, presque sans mouvement. L'un est à demi relevé, soutenu passif, sous le chirurgien qui le panse. Un autre soulève et tend tour à tour un bras, comme pour repousser la mort. Un troisième écoute sans comprendre le murmure de l'aumônier, qui s'agenouille sur lui. Tous sont couverts de sang : de tous côtés des blessés assis, déjà pansés, attendent leur tour de départ. Sur la route on en rencontre d'autres, cheminant lentement ; quelques-uns sont à pied, le bras en écharpe, presque souriants, certains de guérir. Mais la plupart vont portés sur les cacolets, pâles, sanglants, gémissants de souffrances, ou silencieusement résignés, assis, la tête penchée, le corps vacillant de faiblesse, malgré le trainglot qui les soutient : ou couchés, les jambes étendues, immobiles, déjà morts peut-être !
Alors, fort ou faible, habitué ou non des champs de bataille, chef ou soldat, pendant toute la route, chacun fait silence. Indifférent de son cheval et du chemin qu'il suit, chacun regarde ce navrant spectacle, sans pouvoir détourner ni ses yeux, ni son coeur. Les ivresses de la lutte et du triomphe sont dissipées : les nécessités de conquête pâlissent, effacées sous le sang qui coule ; l'âme, justement attristée, prend ses pensées au-dessus des raisonnements, des patriotismes, des fatalités égoïstes de nos passions humaines.
On ne voit plus que les blessés, les morts et les deuils que porte la guerre ! Mais la guerre est la guerre !
Cependant le maréchal et son état-major arrivent à Souk-el-Arba. Peu à peu, le temps, ce fossoyeur fatal de toutes nos sensations humaines, le temps couvre de ses minutes amoncelées les images sanglantes des blessés disparus. Leurs noms, leurs souffrances, leur nombre, circulent de bouche en bouche : chacun donne son récit et son fragment d'histoire, chacun s'informe des incidents de la lutte ; car, si borné que soit un champ de bataille, nul ne peut tout voir et tout savoir par ses yeux.
Un combat est une grande arène sur laquelle des hommes luttent à mort, par centaines de groupes. Chaque combattant ne voit que lui-même et son ennemi, à peine ceux qui l'entourent, et il voit, à travers le prisme de sa passion. Ceux qui regardent sans combattre, voyant mieux et de plus haut, embrassent l'ensemble de la lutte; mais les incidents isolés, les noms des vainqueurs, le chiffre des blessés leur échappent, et ce n'est qu'après le combat, peu à peu, jour à jour, qu'ils peuvent récolter assez de récits, d'impressions, de renseignements divers, pour espérer d'avoir trouvé la vérité. Par la vivacité de la défense et le chiffre de nos pertes, le combat d'Ichériden est l'un des plus considérables des combats divers qui se sont donnés en Algérie. 3 à 4,000 Kabyles, composés des hommes les plus énergiques de Ia Kabylie, largement pourvus de munitions, étaient retranchés derrière des barricades habilement construites.
L'étendue restreinte du terrain d'attaque, ne permettait pas de lancer contre eux de nombreux bataillons. En une heure, 2,400 hommes, engagés à découvert sur un terrain difficile, ont délogé l'ennemi de toutes ses positions et emporté le village qu'il défendait.
Le pieux fanatisme avec lequel les Kabyles enlèvent leurs blessés et leurs morts rend impossible l'évaluation exacte de leurs pertes. Mais 67 cadavres des leurs, trouvés soit derrière leurs barricades, soit dans les ravins de la montagne le jour même du combat et les jours suivants, témoignent des pertes subies par eux. Parmi les nôtres, 44 hommes tués, dont deux officiers ; 327 blessés, dont 32 officiers ; en tout, 371 hommes hors de combat, ont payé ce triomphe de leur sang.
L'importance relative de cette perte, la plus considérable de la campagne, s'explique par différentes causes.
Le nombre et l'acharnement inattendus des Kabyles d'abord. Contrairement aux avis de leurs transfuges, recueillis par le bureau de direction politique, la position d'Ichériden était défendue par un ennemi nombreux. C'est la tête de chemin de la seule crête continue, qui mène de Souk-el-Arba au Djurjura. Afin d'arrêter l'invasion de leur territoire, les guerriers d'élite de toutes les tribus insoumises, placées entre Ichériden et le rocher, s'y étaient réunis pour tenter un effort suprême.
Viennent ensuite, comme causes secondaires, la force des positions kabyles, qui, flanquées à droite et à gauche de précipices difficiles, furent attaquées de front par des hommes à découvert ; la témérité audacieuse de notre nation et surtout des zouaves, qui, par tradition comme par caractère, se lancent sur l'ennemi sans le regarder jamais ; enfin le dédain singulier des Kabyles pour l'artillerie et surtout pour les fusées, dédain que, après la soumission, les Menguillet eux-mêmes expliquaient avec des gestes intraduisibles. « Fusées, disaient-ils, pères du hanneton
( Soit à cause d« sifflement des fusées, qui ressemble à un bruissement d'ailes, soit à cause de son tir irrégulier et par suite souvent ïnoffensif : par ces deux ressemblances réunies peut-être ? ), fumée » beaucoup. Macache morto (pas de morts) ».
« Canons ! boum, boum ! bruit beaucoup. Mais passer dans l'air par-dessus les têtes. Kabyles couchés à terre et rire. Macache morto ».
« Fusils francezes ! bono. Balles grosses font grands trous et vont loin, loin. - A chaque blessure, Kabyles blessés, Kabyles morts. Fusils besef morto (les fusils font beaucoup de morts). »
L'honneur de la journée d'Ichériden revient avant tous à la légion étrangère. Son mouvement, ordonné au plus fort de l'action par le général de Mac Mahon, la bravoure disciplinée de ses soldats, la direction habile de ses officiers, le colonel Chabrière, le commandant Mangin, les capitaines Hariotti, Poggi, etc., ont décidé l'issue du combat. Avec la loyauté généreuse qui règne presque toujours au sein des masses, l'armée entière lui en impute l'honneur. Pendant les jours qui ont suivi Ichériden, le 2e zouaves, en passant devant la légion étrangère, s'est arrêté à plusieurs rencontres pour l'acclamer, puis la remercier de la voix et de la main ; comme des preux d'un autre âge, au sortir d'une passe d'armes, acclamaient jadis un rival de gloire, comme un homme de coeur remercie toujours quiconque l'a secouru.
Les Kabyles aussi apportent à la gloire de la légion leurs naïfs témoignages. Après la soumission des Beni-Yenni, l'un d'eux, racontant sa présence au combat d'Icheriden, ajoutait : « C'est le mouvement de vos longues capotes qui nous a fait quitter ; sans quoi vous ne seriez pas montés, et nous allions descendre jusque sur vous. Mais quand nous avons vu ces roumis, qui montaient pour tourner nos retranchements, sans même répondre à nos coups de feu, alors nous sommes partis. »
« Depuis que vous êtes sur le Sébaou, dit un autre, un Beni- Idjer, je me suis battu à tous les combats : j'étais chez les Menguillet, il y a deux ans ; chez les Beni-Raten, à Afensou ; à Ichériden l'autre jour : nous étions ennemis. Aujourd'hui ma tribu est soumise, je suis l'ami des Français. Comme à un ami, dis-moi quel était ce diable enchanté, qui marchait à cheval en tête des tiens à lchériden. Je lui ai tiré deux coups moi-même ; tous nous le visions ; nous étions plus de mille tirant sur lui. Nous voyions nos balles soulever la terre autour de son cheval, par poussières. Il avançait toujours. Donne-moi son nom, pour que je le garde. »
Et ce nom, qu'on lui donne et que toute l'armée pourrait donner à la suite de ce récit, est celui du commandant Mangin de la légion, qui, jusqu'au pied des retranchements ennemis, est resté en
tête de son bataillon, à cheval, sous le feu, en pleine cible, sans une blessure, sans que son cheval même ait été touché. Le plus souvent, pour les soldats surtout, le hasard seul révèle ces faits glorieux ; car ce n'est jamais par les échappés de ces dangers que les dangers sont racontés. Comme si leur conscience satisfaite suffisait à leur légitime orgueil, les hommes de devoir semblent s'ignorer eux-mêmes et ne parlent que des vertus des autres. C'est le commandant Mangin, qui raconte à tous la conduite du capitaine Mariotti, de son bataillon, monté le premier sur les barricades d'Ichériden, saisi par les Kabyles, entraîné sur un ravin, et là, sauvé à grand'peine par ses soldats, avec ses vêtements en lambeaux, teints de sang ennemi. C'est le capitaine Mariotti, qui, sans parler de lui-même, raconte les dévouements de ses hommes et fait connaître MM. Mori-Ubaldini, sergent, Pielroviz, Van-Leyden et Ceuleman, soldats, qui l'ont sauvé. Puis lorsque, plus tard, le maréchal, rencontrant par hasard le capitaine, le félicite sur sa conduite en lui disant : « II faut ménager votre vie, monsieur Mariotti : c'est la seconde fois ; en 1856, vous avez été cité pour une semblable audace ; vous vous ferez tuer quelque jour » « Oh ! monsieur le maréchal, répond le capitaine ; cette fois il n'y avait pas de danger ; mes soldats étaient derrière moi. »
Noble parole, qui peint d'un seul trait cette légion d'hommes dévoués sans limites au drapeau qu'ils ont choisi, aux chefs qui les guident, à la foi jurée ; toujours au premier rang du travail ou du combat, et cependant toujours au dernier rang des pompes triomphales ; étrangers au pays qu'ils servent, étrangers les uns aux autres, sans passé comme sans lendemain, bien souvent sans nom ; pauvres émigrants qui vendent leur sang, parce qu'il faut manger ici bas : mais qui le versent sans le marchander, sans fanfares bruyantes,
sans l'épargner jamais.
Quant aux deux autres corps engagés dans cette journée, le chiffre de leurs pertes révèle l'acharnement meurtrier des Kabyles. Quatorze officiers, dans les deux bataillons de zouaves et sept dans le bataillon du 34e , tués ou blessés à la tête de leurs troupes, témoignent des courageux efforts des officiers. Le génie, les services administratifs et médicaux, le train, ont été ce qu'ils sont toujours : des hommes de devoir. L'artillerie, suivant les colonnes partout, s'est approchée successivement jusqu'à deux cents mètres des retranchements kabyles, et a eu douze hommes hors de combat.
L'état-major, sous le feu sans cesse, à cheval, à découvert, n'a échappé que comme par miracle aux balles ennemies. Le général de Mac Mahon, seul atteint, n'a reçu qu'une contusion légère. Le général Bourbaki a eu un cheval tué sous lui, en s'élançant sur les retranchements en avant des zouaves ; tous les chevaux de leurs officiers d'état-major ont été plus ou moins atteints par les balles.
Sans importance immédiate, quant à ses résultats matériels, puisqu'il n'a entraîné que la prise isolée d'un village, le combat d'Ichériden a produit sur la Kabylie tout entière un effet moral considérable.
Sa montagne retranchée était la tête de route des chemins du Djurjura, le rendez-vous des tribus insoumises et de tous les révoltés des tribus soumises, le dernier champ de bataille d'une résistance générale des Berbers. La défaite de ses défenseurs, en laissant la route ouverte à l'avalanche chrétienne, a porté l'effroi dans toutes les populations du Djurjura, et a été l'ébranlement définitif de la grande Kabylie.
A partir de ce jour, l'armée expéditionnaire n'a plus trouvé devant elle que des résistances partielles de tribus, de villages ou d'hommes isolés, mais aucune réunion générale de contingents divers représentant, comme à Ichériden, la cause commune de la religion et de la nationalité kabyles.
Il y a parmi les tribus berbères un préjugé d'honneur national, qui empêche chaque tribu, chaque famille, chaque homme, quelque faible qu'il soit, de courber devant un ennemi, sans avoir eu sa journée de poudre. Le combat d'Ichériden est la journée de poudre de la race berbère contre la France."
Emile Carrey - Récits de Kabylie - 1857