mercredi 12 novembre 2014

Le Monument d'Icheriden

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Le monument d'Icheridene édifié à 8km de Fort-National, sur un plateau offrant un superbe panorama sur le Djurdura, est jusqu'à présent un lieu touristique incontournable de la région.

Toutefois, sans aucune indication historique, le contexte de sa construction est occultée et peut même porter à confusion... et pour ma part, lorsque j'y ai été emmenée, plus jeune, je pensais que c'était un monument construit par les kabyles pour célébrer une glorieuse bataille....

Ce n'est que des années plus tard que j'ai compris ce que représentait ce monument. Ce n'est qu'en me replongeant dans les textes de l'époque, que j'ai pu mesurer la portée de ce lieu, totalement désincarné à présent. 
Qui connait vraiment la violence, l'intensité et les enjeux des combats d'Icheridene ? 
Qui connait l'histoire du monument et le contexte de sa construction qui sont autrement intéressants ?

Hélas, le monument construit des années plus tard pour rendre hommage aux "martyrs" algériens ajoute à la confusion avec une plaque à l'inscription sommaire parlant de "martyrs" - terme plutôt associé à la guerre de Libération de 62 - et évoquant évidemment Fadma N'Soumeur qui pourtant ne s'est pas battue à Icheriden mais à Tirourda (cf. "Hommes et Femmes de Kabylie" / Edisud).

HISTORIQUE : 
Inauguré le 29 octobre 1895 par le Gouverneur Général d'Algérie, Jules Cambon, le monument d'Icheriden commémore deux victoires françaises décisives de l'Histoire coloniale en  Kabylie : 

1 - La Bataille d'Icheridene, le 24 juin 1857 : 
Après la prise de Souk el Arba le 24 mai 1857, Icheridene est la position décisive ,"la seule crête continue qui mène de Souk-el-Arba au Djurdjura", pour poursuivre l'invasion des territoires encore insoumis.
Emile Carrey relate en détail le déroulement et les enjeux de cette bataille dans ses "Récits de Kabylie". 
Le 2e régiment de la légion étrangère monte à l'assaut à Ischeriden, le 24 juin 1857
Aquarelle de Pierre Bénigni (selon sources web)
2- Le dernier combat de l’Insurrection Kabyle, le 24 juin 1871, durant lequel le général Lallemand mettait fin au soulèvement (suivant discours de J. Cambon ci-dessous et "Chroniques Tizi-Ouziennes" de J. de Crescenzo)
Texte intégral sur Gallica - BNF

L'EDIFICATION DU MONUMENT : 
C'est en 1894, lors de la visite en Kabylie du Gouverneur Général Cambon que les autorités civiles et militaires de Fort-National décidèrent de dresser un monument commémorant les deux batailles d'Icheridene. L'édifice devait aussi rendre gloire à l'Armée Française et Cambon choisit lui-même l'emplacement sur un plateau dominant une grande partie du massif kabyle.
On peut noter,par ailleurs, que cette construction s'inscrit dans un contexte plus vaste conséquent à la promulgation d'une loi française en 1890, laissant aux communes l'initiative d'édifier des monuments aux morts de la Guerre de 1870-1871. Les années suivantes voient ce type d'édifices se multiplier sur les lieux des batailles, les places publiques, les cimetières communaux des villes et villages. Que ce soit en métropole ou dans les colonies (Wikipédia "Les monuments aux morts de la Guerre de 1870 en France")


L'administrateur de la commune mixte de Fort-National, M. Masselot fut chargé d'organiser les fouilles pour retrouver, 37 ans après, les corps des soldats.
"Une première fosse est retrouvée au dessous du village d'Icheridene, à proximité des anciens retranchements kabyles. Elle concerne le combat du 24 juin 1857 [...] Les corps sont parfaitement identifiés grâce à leurs uniformes et aux godillots presque intacts. Boutons, galons d'uniforme, épinglettes, objets divers (pipes, portes monnaie...) sont pieusement recueillis et ramenés au Cercle Militaire de Fort-National où ils sont exposés dans une vitrine" ( Chroniques Tizi-Ouziennes - J. De Crescenzo)

Les fouilles se poursuivent sur d'autres lieux de combats et bivouacs des divers régiments : Plateau de Ouaïlel, Afensou, Taksebt. Les restes furent conservés à Fort-National jusqu'à leur transfert dans l'ossuaire bati sous le monument entre avril et juillet 1895.

DESCRIPTION :
Le Monument : 
« Pyramide quadrangulaire en pierre rouge du Jura, haute de 7,50m, (ndlr : base env. 5,7m - métré d’après photo) qui se dresse à mi-pente devant le village, dans un site des plus pittoresques. Sur le piédestal qui la supporte, on lit la composition des troupes et les noms des officiers tués. Cent trois soldats ont reçu une sépulture à Icheriden. » (source : « La France militaire monumentale » Général Bourelly - 1905. gallica.bnf.fr / BNF)

On peut s'étonner de la provenance de la pierre vu la proximité de carrières dans la région (Imainseren) mais vu sa couleur différente du calcaire utilisé pour la muraille et les autres édifices de la ville, cette indication est vraisemblable. 

L'ossuaire : 
L'ossuaire construit sous le monument serait constitué de 2 galeries contenant les restes des 103 soldats, selon un article de la Dépêche de Kabylie

Dans l'attente de sources plus complètes, et pour illustrer ce qu'est un ossuaire, on peut imaginer que cet exemple situé en Autriche, pourrait correspondre, au moins par ses dimensions, à celui d'Icheridene. 

Depuis sa construction le monument est devenu un lieu incontournable de la région, cité dans toutes les guides de l'époque, maintes fois photographié et proposé comme visite par tous les habitants de Larbaa-Nath-Irathen à leurs hôtes.... 

Monument d'Icheriden - années 1910/1915 
Monument d'Icheriden - années 1910/1915 - photo Renè PROUHO

ETAT ACTUEL : 
A l'instar de la plupart des vestiges coloniaux, le monument existe toujours mais, en l'absence de toute politique de sauvegarde ou d'entretien, il a été naturellement détérioré.  
Les plaques de marbre, la clôture, ont été pillées. La pointe du monument est tombée (vandalisée selon les dires car le sommet portait une croix) et a été grossièrement reconstituée avec des parpaings.

Toutefois, le monument, situé sur la commune d'Ait-Aggouacha ferait l'objet d'un projet de restauration.  




DEVOIR  DE MEMOIRE : 
En réponse à ce monument édifié à la gloire de l'Armée Française, un mémorial aux martyrs algériens des 2 batailles a été construit à quelques mètres, par delà la route.

Le monument lui même, assez massif et lourd, se situe au bout d'une longue esplanade en carreaux de ciment, bordée de lampadaires boules et d'une clôture barreaudée. 
Un aménagement médiocre qui illustre la peine que connait le pays à trouver une forme de qualité esthétique et architecturale dans toutes les réalisations.
Mais ce qui fait encore plus défaut, c'est l'explication historique. 

Seule une plaque de marbre indique que le monument est un hommage aux martyrs, dont Lalla Fadma N'Soumer, qui est souvent mise en avant alors qu'elle n'a pas directement participé aux combats d'Icheriden mais qu'elle a repoussé les troupes dans son village . etc (voir Chaker) 

De plus en utilisant le terme Martyrs, plus largement associé à la guerre d'Indépendance, cette indication vague désincarne totalement la valeur historique de cette plaque.





Sources: 
- "Discours d'inauguration du monument d'Icheriden" dans "Le gouvernement général de l'Algérie" J. Cambon. Gallica/ Bnf
- "Chroniques Tizi-Ouziennes" Jean de Crescenzo
J.de Crescenzo, cite lui même comme source principale, le journal de Harold Tarry, ancien adjoint spécial de Tigzirt, fondateur de l'hebdomadaire "Le Réveil de Tigzirt" : il "nous raconte par le menu, dans son journal, la recherche des corps, et nous décrit avec précision ce monument"
- l'article de la Dépêche de Kabylie qui m'a appris l'existence d'un ossuaire et motivé mes recherches mais ne citait malheureusement pas de sources.

Pour en savoir plus :
- Récit détaillé de la Bataille d'Icheriden ( écrit militaire colonial) 
L’Insurrection Kabyle de 1871 (encyclopédie berbère)